Voici un billet particulier, un ami qui avait un blog, est passé à autre chose. Mais ce texte est superbe, émouvant, rempli de mélancolie, et je trouve dommage qu’il disparaisse du net. A vous de l’interpréter comme il vous semble.
« Deux ans avaient passé. Mais deux années n’avaient pas suffi à me faire oublier sa rencontre, bien au contraire. Et pourtant… En deux ans, j’avais beaucoup changé: d’activité professionnelle, de fréquentations, de vie, d’occupations et de préoccupations… J’avais rencontré un tas de personnes. J’en ai aussi oublié beaucoup. Mais ne l’ai pas oublié, lui et ses mots… Aussi brève et fortuite que fût notre rencontre, elle ne cessait de me hanter depuis tout ce temps.
Deux années avaient passé lorsque je le revis pour la dernière fois.
Je le trouvais là, un soir à bout de force au détour d’une rue. La rue de notre première rencontre. Le chat n’était plus qu’une ombre de lui-même jadis. Le corps fatigué, amaigri et usé. Lorsque nos regards croisèrent, je compris qu’il n’en avait plus pour longtemps. Je présentais que notre rencontre n’était pas le fruit du hasard, aussi je l’invitais aussitôt à me suivre jusque chez moi. Il me suivit silencieusement. Une fois arrivé, il refusa d’un geste nourriture et boisson. Il se dirigea jusqu’au salon et se posta sur le rebord de la fenêtre. Tout en regardant la rue en contrebas, il attendit que je m’assis près de lui pour commencer à parler :
Tu observes mon allure émaciée, je maigris en effet un peu plus chaque jours. Ce monde n’est pas fait pour moi, tu le sais autant que moi. Mais si ce monde devait finir par me faire mourir, cela serait autrement, plus insidieusement. Dans le cas présent, si je suis ainsi, c’est justement pour ne pas mourir ici. Maintenant suis-moi.
Nous traversâmes la ville au crépuscule pour parvenir au quartier des docks. Ce fut ensuite un enchainement de ruelles, de contres-allées et de passages étroits, pour finir sur une échelle rouillée débouchant sur le toit d’un entrepôt qui surplombait les quais. En face de nous, plusieurs mètres en contrebas, se dressait la silhouette sombre d’un navire amarré. Sans le quitter des yeux le chat reprit :
Ce bateau lèvera l’ancre cette nuit. Il part vers l’endroit exact où je désire aller depuis toutes ces années. Comme partout ici, on ne peut embarquer sans autorisations. Comme partout ici, impossible de s’en approcher, les chiens montent la garde en bas. Il n’y que d’ici que je puis l’atteindre : prendre mon élan, sauter de ce toit et atterrir sur le pont. Il n’y qu’un seul moment pour tenter cela : le moment les chiens du quai ne pourront monter. C’est le moment du départ, où relevant ses passerelles, le navire se détachera du quai pour s’éloigner. Ce moment, c’est ce soir.
La distance nous séparant du navire me semblait impossible à atteindre. Quittant les yeux du navire pour se tourner vers moi, le chat continuait :
Voilà des années que toutes les nuits, je m’entraîne à sauter les toits de cette ville. Toutes ces nuits à tenter de toute mes forces à me rendre autant puissant que léger. Voilà pourquoi tu me vois ainsi. Voilà ce que j’ai enduré toutes ces années, isolé, affamé, épuisé, un seul but enflammant mon esprit. Voilà pourquoi je supportais cette ville maudite où les chiens règnent en maîtres.
Mais ce soir tout ceci sera terminé, quoiqu’il puisse arriver. Que mon saut se termine sur le pont du bateau ou dans les flots, mon corps voguera loin d’ici. Que mon saut brise mon corps usé, ou qu’il me laisse sauf, je serai de toute façon loin d’ici. Ainsi, ce soir j’aurai gagné: j’aurai tout donné pour cet ultime saut dans l’inconnu, vers ce que je désire, vers ce qui est une possibilité d’accomplissement. Ce soir je quitte ce monde à jamais. Seule la forme que prendra ma victoire reste à déterminer. Mais je m’en soucie assez peu à vrai dire.
Maintenant tu peux t’en aller, car ce que je vais faire ne regarde que moi et ne nécessite pas de témoin. Mon départ est fixé et le seul cadeau que tu pourrais me faire serait de garder ce souvenir en toi. Nous le savons, seul le geste est important, l’aboutissement est simple formalité aléatoire ne dépendant point de nous.
Le chat me tourna le dos, et termina :
Adieu donc, et ce pour la dernière fois … et crois, comme moi, que les choses peuvent vivre plusieurs fois. »
Votre commentaire